J.O. 167 du 22 juillet 2003
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Saisine du Conseil constitutionnel en date du 2 juillet 2003 présentée par plus de soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision n° 2003-474 DC
NOR : CSCL0306723X
LOI DE PROGRAMME POUR L'OUTRE-MER
Monsieur le président, mesdames et messieurs les conseillers,
Conformément à l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, les députés soussignés défèrent au Conseil constitutionnel la loi de programme pour l'outre-mer, et notamment ses articles 56, 57, 60 et 68 afin qu'il plaise au Conseil constitutionnel de déclarer ces articles contraires aux règles et principes constitutionnels tels qu'ils résultent de la Constitution, de la Déclaration de 1789, du Préambule de 1946 et des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.
I. - L'article 56 de la loi
Selon cet article , dans le premier alinéa de l'article L. 720-4 du code de commerce, les mots : « la part de surface de vente destinée à l'alimentation » seraient remplacés par les mots : « la surface de vente totale des commerces de détail à prédominance alimentaire de plus de 300 mètres carrés de surface de vente ».
A l'initiative d'un parlementaire, la loi no 93-1 du 4 janvier 1993 portant diverses dispositions relatives à l'outre-mer a modifié l'article 28-1 de la loi du 27 décembre 1973 afin de prescrire aux commissions départementales d'équipement commercial de refuser, sauf dérogation motivée, toute nouvelle implantation commerciale à une entreprise possédant ou étant rattachée à un groupe possédant plus de 25 % des surfaces de vente destinées à l'alimentation sur l'ensemble d'un département d'outre-mer.
Puis, en 2000, l'article 14 du projet de loi d'orientation pour l'outre-mer avait, à l'initiative du même parlementaire, envisagé d'introduire des dispositions encore plus contraignantes en remplaçant la notion de « surface de vente destinée à l'alimentation » par celle de « surface de détail dans laquelle sont mis en vente des produits alimentaires », en y ajoutant un seuil alternatif, faisant référence au chiffre d'affaires pour les entreprises ayant déjà dépassé le seuil de 25 %, lequel serait désormais apprécié non seulement sur l'ensemble du territoire d'un département d'outre-mer mais également d'un pays ou d'une agglomération de ce département.
Fort logiquement, le Conseil constitutionnel a déclaré cette disposition contraire à la Constitution dans sa décision no 2000-435 DC du 7 décembre 2000, au motif que « les limitations ainsi apportées à la liberté d'entreprendre ne sont pas énoncées de façon claire et précise », et méconnaît ainsi l'article 34 de la Constitution.
Le dispositif proposé par l'article 56 de la loi reprend, en l'aggravant, l'économie du dispositif qui a été censuré par cette décision.
En voulant préciser le contenu de l'article L. 720-4 du code de commerce, l'article 56 affaiblit en réalité la sécurité juridique, principe de valeur constitutionnelle, qui entoure ce mécanisme.
En effet, l'application concrète de l'article L. 720-4 a donné lieu aux plus grandes difficultés d'interprétation, tant de la part des entreprises de distribution que des pouvoirs publics. En l'absence de critère fiable de calcul des surfaces commerciales existantes, cette disposition est dépourvue de précision et de clarté. Elle est génératrice d'insécurité juridique.
Celle-ci serait accrue par l'article 56 de la loi. En effet, l'incertitude qui préside aux modalités de calcul des surfaces de vente destinées à l'alimentation serait confirmée, voire aggravée, par une notion de « surface de vente totale des commerces de détail à prédominance alimentaire de plus de 300 mètres carrés de surface de vente », juridiquement floue du seul fait de l'emploi du terme « prédominant ».
Le rapporteur de la commission des finances de l'Assemblée nationale a lui-même reconnu que « il semble difficile de savoir ce que donnerait la prise en compte de la part de marché totale exprimée en chiffre d'affaires », avant de s'en remettre, comme le Gouvernement, à la sagesse de l'Assemblée nationale (AN, Débats, 3e séance du 6 juin 2003, p. 4860).
Par ailleurs, sous le prétexte d'une clarification, le projet de loi aggrave les restrictions au principe constitutionnel de liberté du commerce et de l'industrie en englobant la totalité des surfaces de vente à prédominance alimentaire.
Cette restriction disproportionnée à la liberté du commerce et de l'industrie, qui n'est justifiée par aucune considération fondée sur un intérêt général, est donc incontestablement contraire à la Constitution.
Pour ces deux motifs, l'article 56 doit être déclaré contraire à la Constitution.
II. - L'article 57 de la loi
Selon cet article , « l'Etat s'engage à mettre en oeuvre les orientations contenues dans le document "Stratégie de développement durable du territoire de Wallis-et-Futuna signé à Mata-Utu le 20 décembre 2002 ».
Comme l'ont souligné au cours des débats tant le rapporteur de la commission des finances de l'Assemblée nationale que le ministre de l'outre-mer (AN, Débats, 3e séance du 6 juin 2003, p. 4861), cette disposition, dépourvue de valeur normative, constitue une injonction au législateur.
Il revient donc au Conseil constitutionnel de reconnaître son caractère inopérant selon la jurisprudence issue de la décision no 82-142 DC du 27 juillet 1982.
III. - L'article 60 de la loi
Afin de favoriser la desserte aérienne des départements d'outre-mer, enjeu majeur de leur développement économique, l'article 60 de la loi instaure une dotation de l'Etat, versée aux régions de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Réunion, à la collectivité départementale de Mayotte, à la collectivité territoriale de Saint-Pierre-et-Miquelon, à la Nouvelle-Calédonie, à la Polynésie française et à Wallis-et-Futuna.
Cette dotation, dénommée dotation de continuité territoriale, doit contribuer à « financer une aide au passage aérien des résidents dans des conditions déterminées par la collectivité ».
L'exposé des motifs du projet de loi précise que cette dotation devrait permettre d'accorder à chaque résident « une aide forfaitaire limitée à un voyage par an entre la collectivité d'outre-mer et la métropole ».
Le mécanisme proposé par le législateur ne permet en rien d'améliorer la desserte des régions d'outre-mer.
Faible dans son montant - pour les bénéficiaires comme pour les collectivités d'outre-mer -, contestable dans son principe en ce qu'il crée une rupture d'égalité entre les citoyens, il demeure en deçà de ce qu'exige une mise en oeuvre effective de la continuité territoriale, élément de l'indivisibilité de la République.
III-1. Il convient en premier lieu de rappeler que le principe de continuité territoriale constitue un élément du principe d'indivisibilité de la République.
Le principe d'indivisibilité de la République est affirmé dès l'article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958. Dans sa décision no 82-137 DC du 25 février 1982, le Conseil constitutionnel s'est référé aux « règles supérieures de droit par lesquelles la Constitution a proclamé l'indivisibilité de la République ».
Ce principe a inspiré l'affirmation de la notion d'unicité du peuple français (décision no 91-290 du 9 mai 1991, repris dans la décision no 99-412 DC du 15 juin 1999), comme celle de l'unité du pouvoir normatif.
Ce sont ainsi deux des trois composantes du principe d'indivisibilité qui ont été ainsi explicitement reconnus par la jurisprudence constitutionnelle. Cependant, outre l'unité du peuple et l'unité du pouvoir normatif, le principe d'indivisibilité se décline également comme imposant l'unité du territoire de la République.
Or, paradoxalement, alors que la nation s'enracine dans un territoire avant de s'incarner dans un peuple, la dimension matérielle et territoriale du principe d'indivisibilité n'a jamais été reconnue comme un principe à valeur constitutionnelle.
Pourtant, la continuité territoriale n'est que l'une des déclinaisons de l'indivisibilité de la République. Elle rend ce principe effectif. C'est en effet en affirmant la continuité territoriale que l'éloignement géographique des départements d'outre-mer ne devient plus un obstacle à l'effectivité de leur appartenance au territoire de la République et que l'indivisibilité se concrétise.
La continuité territoriale fait ainsi prévaloir l'unité du territoire et la liberté effective d'aller et venir des citoyens, laquelle constitue également un principe à valeur constitutionnelle, sur la géographie et l'obstacle de l'éloignement. La reconnaissance de la continuité territoriale comme objectif de valeur constitutionnelle s'inscrit donc dans la logique de l'affirmation du principe constitutionnel de l'indivisibilité du territoire. Elle viserait à atténuer les contraintes de l'insularité dans les politiques publiques.
La desserte des régions d'outre-mer est en effet actuellement pénalisée par des tarifs élevés et la réduction de la fréquence des rotations qui restreint l'offre de places.
Or, le législateur n'a pas saisi l'occasion du projet de loi de programme pour améliorer de façon significative et satisfaisante les conditions juridiques propres à rendre plus effectif le principe de continuité territoriale et partant le principe d'indivisibilité.
Il est manifestement resté en deçà de sa compétence.
III-2. Le législateur n'a pas épuisé toute sa compétence qu'il tire de la Constitution, à trois reprises :
III-2.1. Le législateur aurait dû mettre en oeuvre les dispositions autorisées par le droit communautaire ou la Constitution afin d'améliorer la desserte aérienne de l'outre-mer.
Pour améliorer la desserte aérienne de l'outre-mer, le législateur disposait de marges de manoeuvre importantes :
- en matière communautaire, la prise en considération de l'ultrapériphicité autorise des aménagements, au principe de libre concurrence, voire des restrictions de ce principe ;
- en matière constitutionnelle, l'organisation décentralisée de la République, affirmée désormais par l'article 1er de la Constitution, impose au législateur de confier aux collectivités d'outre-mer des compétences et facultés nouvelles offertes par la nouvelle organisation de la République.
a) Le législateur n'a pas utilisé toutes les facultés offertes par le droit communautaire.
Les règlements communautaires no 2408/92 et no 2409/92 du 23 juillet 1992, s'ils posent le principe du libre accès aux lignes aériennes de l'espace communautaire à tous les transporteurs de l'Union européenne et la liberté tarifaire, laissent néanmoins la possibilité aux Etats membres soit :
- d'imposer des obligations de service public sur des dessertes régulières vers un aéroport desservant une région périphérique ou de développement, si ces liaisons sont considérées comme « vitales » pour le développement de la zone en question. Dans ce cas, les obligations, qui s'imposent à tous les transporteurs, ne font pas l'objet de compensation financière ;
- de recourir à un appel d'offres et de sélectionner un seul transporteur, lequel voit les obligations de service public qui lui sont imposées compensées par les autorités publiques ;
- de mettre en place un régime d'aide à caractère social au profit de certaines catégories de personnes ;
- de combiner, enfin, le principe d'obligations de service public et d'aides à caractère social.
Or, si le législateur a bien imposé, depuis 1997, des obligations de service public pour la desserte aérienne des régions d'outre-mer, il n'a pas fait usage des autres possibilités offertes par les règlements communautaires précités, à la différence d'autres Etats membres.
C'est ainsi que l'Espagne et le Portugal, qui sont les deux autres Etats membres de l'Union européenne, avec la France, dont certaines parties du territoire sont considérées comme des régions ultrapériphériques, ont mis en place des dispositifs d'aides qui représentent un montant significatif puisqu'elles conduisent à faire bénéficier les résidents des Baléares et des Açores d'une réduction de 30 à 33 %.
Or, les montants évoqués, sans commune mesure comme on le verra avec les sommes allouées à la desserte de la Corse, ne permettront pas d'améliorer la desserte aérienne des régions d'outre-mer, faute d'avoir mis en place un dispositif juridique adapté qui aurait utilisé l'ensemble des facultés octroyées par le droit communautaire.
On pense notamment aux obligations de service public qui auraient pu être imposées à un transporteur aérien en vertu du règlement no 2408/92 du 23 juillet 1992 précité. En contrepartie d'une licence, les régions d'outre-mer auraient pu lui imposer de prendre « toutes les mesures propres à assurer la prestation d'un service répondant à des normes fixes en matière de continuité, de régularité, de capacité et de prix, normes auxquelles le transporteur ne satisferait pas s'il ne devait considérer que son seul intérêt commercial ».
Ainsi, le législateur a-t-il, dans le passé, créé un régime juridique beaucoup plus complet afin d'atténuer les contraintes de l'insularité.
L'article L. 4424-18 du CGCT a, par exemple, autorisé la collectivité territoriale de Corse à définir les modalités d'organisation des transports maritimes et aériens entre l'île et le continent, en particulier en matière de desserte et de tarifs. L'article L. 4424-19 du CGCT prévoit qu'elle peut imposer des obligations de service public sur certaines liaisons aériennes ou maritimes pour assurer le principe de continuité territoriale afin d'assurer la continuité, la régularité, la fréquence, la qualité et le niveau de prix adéquat de ces dessertes. Elle peut enfin établir un régime d'aides individuelles à caractère social pour certaines catégories de passagers.
Alors que les contraintes de l'insularité sont accrues pour les régions ultrapériphériques, le législateur n'a pas fait plus mais moins, avec la création d'une simple aide au résident transporté.
Ce faisant, il a méconnu sa propre compétence.
b) Le législateur n'a pas utilisé toutes les facultés offertes par les dispositions de la Constitution introduites lors de sa dernière révision.
Le législateur n'a pas non plus utilisé les dispositions nouvelles offertes par la rédaction de l'article 73 de la Constitution issu de la loi constitutionnelle no 2003-276 du 28 mars 2003 relative à l'organisation décentralisée de la République, lequel prévoit que les lois et règlements « peuvent faire l'objet d'adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités ».
La loi de programme pour l'outre-mer aurait dû habiliter les régions d'outre-mer « pour tenir compte de leurs spécificités » à fixer elles-mêmes les règles applicables sur le territoire en matière de desserte aérienne.
De même, l'intervention du législateur en matière d'amélioration de la desserte aérienne des régions d'outre-mer ne respecte pas le deuxième alinéa du nouvel article 72 de la Constitution. En effet, ce sont les collectivités territoriales d'outre-mer qui ont « vocation à prendre les décisions pour l'ensemble des compétences qui peuvent être le mieux mises en oeuvre à leur échelon » et non l'Etat.
Dès lors, le législateur aurait dû habiliter les collectivités d'outre-mer à procéder à des adaptations des règles nationales afin d'améliorer la desserte aérienne avec le territoire métropolitain.
Le décret en Conseil d'Etat évoqué au troisième alinéa de l'article 60 de la loi intervient ainsi en violation manifeste du principe posé par le deuxième alinéa de l'article 72 de la Constitution.
III-2.2. Le législateur aurait dû préciser les conditions dans lesquelles la dotation de continuité territoriale est versée.
L'article 34 de la Constitution dispose que la loi détermine les principes fondamentaux de la libre administration des collectivités territoriales, de leurs compétences et de leurs ressources.
Parce que le Constituant a entendu, par la loi constitutionnelle du 28 mars 2003, réaffirmer et préciser le principe d'autonomie financière des collectivités locales, le législateur doit désormais déterminer avec une précision accrue les conditions de répartition d'une dotation d'Etat.
Il ne peut renvoyer au pouvoir réglementaire les modalités de répartition des concours financiers de l'Etat aux collectivités locales.
Or, le dernier alinéa de l'article 60 de la loi se contente de préciser que le décret en Conseil d'Etat fixe les modalités de répartition de cette dotation en tenant compte « notamment » :
- de l'éloignement de chacune de ces collectivités avec la métropole ;
- des modalités d'établissement par chaque collectivité du bilan annuel et des statistiques liées à cette aide qui seront communiquées au représentant de l'Etat.
Toutefois, ces critères de calcul de la dotation ne définissent pas la pondération de chacun des éléments.
En revanche, pour d'autres concours financiers apportés par l'Etat aux collectivités locales pour faire face aux dépenses engendrées par une nouvelle prestation sociale, les critères de la répartition annuelle de ce concours entre collectivités ont été beaucoup plus précis et cette précision a été considérée par le Conseil constitutionnel comme une garantie de l'autonomie des collectivités locales (2001-447 DC du 18 juillet 2001, pour l'allocation personnalisée d'autonomie).
Ainsi, le législateur, s'inspirant du dispositif existant pour l'APA, aurait dû préciser que la répartition annuelle de la dotation de continuité territoriale varie selon la part des dépenses réalisées par chaque région au titre de l'aide aux résidents pour la desserte aérienne dans le montant total des dépenses constaté l'année précédente pour l'ensemble des régions. Par ailleurs, ce montant aurait dû être modulé en fonction du potentiel fiscal et du nombre de bénéficiaires du revenu minimum d'insertion dans chaque département.
Faute de ces précisions, le législateur a laissé au pouvoir réglementaire une trop forte marge de manoeuvre contraire aux articles 34 et 72-2 de la Constitution.
III-2.3. Le législateur n'a pas pris en compte la spécificité de la Réunion.
L'article 73 de la Constitution dispose désormais que :
« Dans les départements et les régions d'outre-mer, les lois et règlements sont applicables de plein droit. Ils peuvent faire l'objet d'adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités ;
« Ces adaptations peuvent être décidées par ces collectivités dans les matières où s'exercent leurs compétences et si elles y ont été habilitées par la loi ;
« Par dérogation au premier alinéa et pour tenir compte de leurs spécificités, les collectivités régies par le présent article peuvent être habilitées par la loi à fixer elles-mêmes les règles applicables sur leur territoire, dans un nombre limité de matières pouvant relever du domaine de la loi ;
« Ces règles ne peuvent porter sur la nationalité, les droits civiques, les garanties des libertés publiques, l'état et la capacité des personnes, l'organisation de la justice, le droit pénal, la procédure pénale, la politique étrangère, la défense, la sécurité et l'ordre publics, la monnaie, le crédit et les changes, ainsi que le droit électoral. Cette énumération pourra être précisée et complétée par une loi organique.
« La disposition prévue aux deux précédents alinéas n'est pas applicable au département et à la région de la Réunion (...) »
Or, en instaurant un dispositif de continuité territoriale applicable à l'ensemble des collectivités d'outre-mer, sans distinguer le département de la Réunion des autres, le législateur a manifestement méconnu la volonté du Constituant.
Ainsi qu'il résulte clairement des travaux préparatoires, celui-ci a en effet expressément souhaité que ce département échappe à la prise en compte d'une spécificité accrue, que les autres départements d'outre-mer ont au contraire revendiquée.
De ce fait, le législateur aurait dû préciser les conditions d'application de l'article 42 du projet de loi au département de la Réunion.
III-3. Les règles qui président à la détermination de la dotation de continuité territoriale sont établies en violation de l'article 72-2 de la Constitution.
La dotation de continuité territoriale est destinée à compenser l'aide au transport aérien des résidents d'outre-mer, notion juridiquement contestable comme on va le voir. Ces derniers recevront des coupons ouvrant droit à une réduction sur le transport. Les collectivités d'outre-mer rembourseront les compagnies aériennes. Elles recevront ensuite la dotation de l'Etat.
Par ailleurs, elles pourront majorer le montant de l'aide versée à partir de leurs ressources propres et déterminer les catégories de passagers éligibles à la totalité de l'aide.
A plusieurs titres, l'article 42 méconnaît les dispositions de l'article 72-2 de la Constitution.
Pour cette nouvelle dépense des collectivités d'outre-mer, l'étude d'impact qui accompagne le projet de loi a chiffré à 30 millions d'euros le montant de la dotation la première année de fonctionnement.
Comme l'indique le rapport de la commission des finances de l'Assemblée nationale sur la loi de programme, « la détermination de ce montant représente un enjeu de taille puisque c'est sur cette base que sera calculé à l'avenir son montant annuel ». La fin du premier alinéa de l'article 60 de la loi précise en effet que la dotation évoluera comme la dotation globale de fonctionnement.
En réalité, nul ne peut prévoir le coût exact de cette aide et la somme de 30 millions d'euros a été fixée arbitrairement.
Le législateur s'en est sans doute rendu compte puisque le texte issu de la commission mixte paritaire a précisé que le décret en Conseil d'Etat devrait fixer « les modalités d'établissement par chaque collectivité du bilan annuel et des statistiques liées à cette aide » qui seront communiquées au représentant de l'Etat. Autrement dit, le chiffre avancé de 30 millions d'euros ne correspond à aucune réalité objective et a été fixé arbitrairement, l'Etat ignorant lui-même le coût exact du financement du principe de continuité territoriale appliqué au transport aérien.
De surcroît, le mécanisme proposé fait peser sur les collectivités locales la charge de la trésorerie puisque les collectivités locales seront remboursées par la dotation de continuité territoriale après avoir elles-mêmes, et dans un premier temps, remboursé les compagnies aériennes.
Or, les conditions qui président aux relations financières entre l'Etat et les collectivités locales ont changé depuis la reconnaissance de l'autonomie fiscale et financière des collectivités locales par l'article 72-2 de la Constitution. Toutefois, le législateur n'en a pas tenu compte sur ce point précis.
III-3.1. La dotation de continuité territoriale ne sera pas « équivalente » aux charges nouvelles imposées par le législateur aux collectivités d'outre-mer.
Le quatrième alinéa de l'article 72-2 de la Constitution dispose désormais que :
« Tout transfert de compétences entre l'Etat et les collectivités territoriales s'accompagne de l'attribution de ressources équivalentes à celles qui étaient consacrées à leur exercice. Toute création ou extension de compétences ayant pour conséquence d'augmenter les dépenses des collectivités territoriales est accompagnée de ressources déterminées par la loi. »
Le projet de loi de programme ne respecte en rien ces nouvelles prescriptions constitutionnelles :
- d'une part, rien ne garantit d'une dérive exponentielle des dépenses liées à cette aide au transport aérien. La dotation de continuité territoriale pourrait ainsi représenter à terme une part déterminante des ressources des collectivités d'outre-mer, à condition évidemment qu'elle compense, de façon significative, les charges nouvelles imposées, en matière de desserte aérienne, aux régions d'outre-mer par la loi ;
- d'autre part, la loi ne détermine pas un strict principe « d'équivalence » entre les dépenses des collectivités locales destinées à faciliter les déplacements des résidents de ces collectivités vers le territoire métropolitain puisque :
- premièrement, le deuxième alinéa de l'article 60 de la loi indique clairement que la dotation ne fait que « contribuer à financer » cette aide au passage aérien, alors que la loi aurait dû poser explicitement le principe de l'équivalence ;
- deuxièmement, le montant initial de 30 millions d'euros ne se fonde sur aucun critère objectif lié au coût potentiel des dépenses engagées au titre de l'aide aux passagers puisque, par définition, le montant de cette aide n'est pas établi. Le rapport de la commission des finances de l'Assemblée nationale reconnaît ainsi que « cette dotation est donc une dépense nouvelle de l'Etat », laquelle d'ailleurs n'a pas encore d'affectation budgétaire déterminée. Si elle n'existe pas pour ce dernier, elle ne peut donc être transférée vers les collectivités territoriales supposées en être les bénéficiaires ni être qualifiée de « ressource équivalente ».
L'insuffisante précision dans le montant des ressources transférées, contrairement aux garanties constitutionnelles dont désormais bénéficient les collectivités territoriales, conduira donc à sanctionner l'article 60 de la loi.
III-3.2. Le législateur aurait dû préciser les modalités de la péréquation de la dotation de continuité territoriale.
Le nouvel alinéa 5 de l'article 72-2 de la Constitution précise en effet que « la loi prévoit des dispositifs de péréquation destinés à favoriser l'égalité entre les collectivités ».
Aucune précision n'est apportée par le législateur afin de favoriser la péréquation horizontale, qui répartit les fonds entre collectivités locales de même niveau, tout comme la péréquation verticale, de l'Etat vers les collectivités locales.
De ce fait, la disposition contestée méconnaît la disposition constitutionnelle précitée.
III-4. La rupture d'égalité entre les collectivités territoriales et entre les citoyens.
En matière d'aide sociale, le législateur doit éviter la survenance de ruptures caractérisées de l'égalité.
Or, l'article 60 de la loi méconnaît le principe d'égalité à un double titre.
III-4.1. La première discrimination résulte de la différence des sommes que l'Etat octroie au titre de la continuité territoriale selon les collectivités locales.
En effet, le principe de continuité territoriale est déjà reconnu et appliqué pour la collectivité de Corse, ainsi qu'il a été indiqué.
Cependant, le montant de la dotation en faveur de cette seule collectivité est sans commune mesure avec ce qui est annoncé pour l'ensemble de l'outre-mer. La loi de finances 2003 a en effet fixé le montant de cette dotation, pour la Corse, à 165,2 millions d'euros (chapitre 41-57, article 20, du budget du ministère de l'intérieur).
Cependant, ainsi qu'il a été rappelé, le montant prévu pour la dotation de continuité territoriale pour toutes les collectivités d'outre-mer est évalué à seulement 30 millions d'euros.
Rapporté au nombre d'habitants de ces collectivités, on peut chiffrer l'application du principe de continuité territoriale à 616 euros par habitant pour la Corse et à 11,5 euros par habitant pour l'outre-mer.
Il s'agit sans conteste d'une première rupture du principe d'égalité, entre collectivité territoriales, et d'une erreur manifeste d'appréciation du législateur.
III-4.2. La seconde discrimination résulte de la distinction entre les citoyens pour l'attribution de la dotation de continuité territoriale.
Le dispositif de continuité territoriale applicable en Corse ne fait aucune distinction entre les usagers d'une liaison aérienne ou maritime. L'aide est accordée au passage et non au passager ; les tarifs réduits bénéficient à certaines catégories d'usagers, quelle que soit leur résidence.
En revanche, le dispositif proposé pour l'outre-mer crée une rupture manifeste d'égalité des citoyens devant le service public.
En effet, les résidents dans les collectivités d'outre-mer seront aidés au motif de leur résidence alors que les citoyens résidant en métropole mais originaires de l'outre-mer ne le seront pas.
On ne peut invoquer en l'espèce l'existence de situations différentes entre la Corse et les régions d'outre-mer. Cette différence de situation ne peut être l'insularité. Si elle se fondait sur l'éloignement, alors les régions d'outre-mer auraient vocation à être davantage aidées que la Corse.
Faute d'éléments objectifs de nature à faire ressortir que les bénéficiaires se trouveraient dans une situation particulière justifiant des dispositions spécifiques, la loi déférée méconnaît le principe d'égalité.
Pour avoir tout son sens, le principe de continuité territoriale ne peut en effet jouer dans un seul sens, des régions d'outre-mer vers la métropole mais bien dans les deux sens, et donc également de la métropole vers l'outre-mer.
De surcroît, la notion de « résident » utilisé au deuxième alinéa de l'article 60 introduit une catégorie juridique nouvelle, qui conduit à distinguer les citoyens métropolitains des citoyens qui résident dans les collectivités d'outre-mer, contraire à l'unité du peuple français, qui a valeur constitutionnelle depuis la décision 1991-290 DC précitée.
Pour ces motifs, il ne pourra que conduire à la censure de cet article .
Telles sont les raisons pour lesquelles l'article 60 de la loi de programme sur l'outre-mer, contraire à la Constitution, devra être censuré.
III-5. En outre, le conseil des ministres de la Polynésie française n'a pas été consulté sur le projet de création de la dotation de continuité territoriale.
Le 3° de l'article 32 de la loi organique no 96-312 du 12 avril 1996 portant statut d'autonomie de la Polynésie française précise que le conseil des ministres de la Polynésie française doit être obligatoirement consulté sur « les conditions de la desserte aérienne entre la Polynésie française et tout autre point du territoire national ». Ce vice de procédure affecte la constitutionnalité de l'ensemble de l'article 60.
IV. - L'article 68 de la loi
L'article 68 modifie le titre VI de la loi no 2001-616 du 11 juillet 2001 relative à Mayotte en insérant notamment un article 52-1 ainsi rédigé :
« Art. 52-1. - Le statut civil de droit local régit l'état et la capacité des personnes, les régimes matrimoniaux, les successions et les libéralités.
« L'exercice des droits, individuels ou collectifs, afférents au statut civil de droit local ne peut, en aucun cas, contrarier ou limiter les droits et libertés attachés à la qualité de citoyen français.
« En cas de silence ou d'insuffisance du statut civil de droit local, il est fait application, à titre supplétif, du droit civil commun.
« Les personnes relevant du statut civil de droit local peuvent soumettre au droit civil commun tout rapport juridique relevant du statut civil de droit local. »
Or, l'article 75 de la Constitution précise que :
« Les citoyens de la République qui n'ont pas le statut civil de droit commun, seul visé à l'article 34, conservent leur statut personnel tant qu'ils n'y ont pas renoncé. »
En indiquant, en son deuxième alinéa, que « l'exercice des droits, individuels ou collectifs, afférents au statut civil de droit local ne peut, en aucun cas, contrarier ou limiter les droits et libertés attachés à la qualité de citoyen français », l'article 52-1, qui reprend l'esprit du deuxième alinéa de l'article 82 de la Constitution de 1946, est en contrariété manifeste avec l'article 75 de la Constitution.
En effet, si la Constitution elle-même reconnaît un statut de droit local, ce n'est pas pour que ce dernier soit vidé de son contenu par le simple effet d'une disposition de portée générale ; il est vrai que seule est prévue son extinction progressive, au profit du statut de droit commun dans la mesure où les bénéficiaires de ce statut y reconceraient selon la Constitution.
La loi no 2001-616 du 11 juillet 2001 relative à Mayotte, collectivité principalement concernée par ces dispositions, a par ailleurs précisé, d'une part, les règles de conciliation du statut civil de droit local avec celui de droit commun et, d'autre part, les modalités de la renonciation.
L'article 68 de la loi introduit une incertitude juridique contraire au principe constitutionnel de sécurité juridique, qu'il convient au contraire de respecter scrupuleusement sur ce territoire afin de préserver au mieux un équilibre, fragile, entre le respect de certaines traditions et le progrès nécessaire de la société mahoraise.
Or, soit cet article est superflu, soit il est ambigu.
Il peut être considéré comme superflu dans la mesure où les droits civils n'étant pas des droits politiques, il ne peut, d'une part, y avoir d'interférence entre la sphère privée et la sphère publique et, d'autre part, y avoir de doute sur la supériorité des droits et libertés politiques de valeur constitutionnelle sur les droits individuels et collectifs de nature civile.
Cependant, il peut également être interprété comme permettant de déroger à la Constitution et plus précisément à son article 75 en vidant de sa substance la notion de statut civil, lequel a nécessairement un caractère dérogatoire par rapport aux « droits et libertés attachés à la qualité de citoyen français » puisque certaines règles locales ne sont pas parfaitement compatibles avec des droits fondamentaux.
En effet, tant qu'un bénéficiaire n'a pas renoncé dans les formes prescrites par l'article 57 de la loi no 2001-616 du 11 juillet 2001 relative à Mayotte, il conserve, en vertu de cette disposition constitutionnelle, ce statut civil de droit local applicable à Mayotte. Or, les dispositions proposées par l'article 52-1 introduit par l'article 68 de la loi peuvent conduire à déchoir ces personnes de ce statut au bénéfice du statut civil de droit commun en les privant de l'exercice effectif de ce statut civil local.
La loi ne pouvant imposer de renoncer au statut personnel garanti par l'article 75 de la Constitution, l'article 52-1 introduit par l'article 68 devrait être déclaré contraire à la Constitution.
Par contre, l'article 52-2, qui interdit la polygamie ou la répudiation unilatérale de la femme par son époux, n'encourt pas de reproche quant à sa constitutionnalité, dans la mesure où il permet, de par la volonté du législateur, de mettre en oeuvre le principe à valeur constitutionnelle de l'égalité de l'homme et de la femme, comme le prévoit l'article 52 de la loi no 2001-616 du 11 juillet 2001 relative à Mayotte qui dispose que : « La collectivité départementale et l'Etat mettent en oeuvre conjointement les actions destinées à assurer, à Mayotte, l'égalité des femmes et des hommes. »
Nous vous prions, monsieur le président, mesdames et messieurs les conseillers, d'agréer l'expression de notre haute considération.
(Liste des signataires : voir décision no 2003-474 DC.)